30/10/2009

Montana, 18 septembre

Du velours. Je crois que c'est la meilleure description. Un velours gris aux reflets mauves.
Ce sont ces reflets qui luisaient sur les courbes des collines nous faisant face qui m'y ont fait penser. Je voyais d'abord une brume, accrochée aux flancs des vallées, ou un duvet recouvrant la forêt des troncs calcinés, mais aucun d'eux ne décrivaient l'éphémère beauté de ces reflets. De ce velours mauve aux reflets gris.
Le mètre-ruban glissait entre mes doigts et l'accroche en métal qui vint se planter dans le creux de ma main me réveilla. Cinquante mètres. Nous tirons un transect d'un kilomètres à travers la clairière et la forêt qui l'embrasse ; quatre centimètres filant droit sur la carte qui nous permettrons d'estimer l'usage de la prairie par les ongulés et leur prédateurs : les loups qui y ont leur territoire, et grizzlis et lions de montagne de passage.
Cent mètres ; la brume qui nous enveloppait devint grésil frappant les feuilles dorées des trembles avant de recouvrir les herbes grises.
Deux cent cinquante mètres ; les nuages s'ouvraient et se refermaient en un souffle, s'entrechoquant dans le silence étouffé par le vent. Leurs ombres glissaient sur la prairie, grimpaient le long des troncs, se faufilaient entre les branches puis sautaient de cime en cime avant de tomber au sol et de nous rejoindre.
Cinq cent mètres. Je m'arrêtai à mi-chemin pour regarder. C'était notre dernière semaine et il semblait que c'était là le plus beau jour. Le premier jour d'automne, celui que l'on finit au coin du feu dans l'odeur des châtaignes qui grillent en roulant. Annie, la poète qui nous a rejoints pour écrire sur les loups et ceux qui les étudient, me faisait remarquer que nos descriptions sont trop souvent visuelles et qu'il est difficile de décrire pleinement les sons, les textures, les formes des mousses, le froid du vent sur les habits mouillés, le craquement des myrtilliers et le parfum qui s'en échappe lorsqu'on pose le pied dessus, l'odeur musquée des loups qui, reconnaissable entre mille, imprègne leur territoire.
Sept-cent cinquante mètres. Le cri du wapiti résonna derrière nous dans la forêt de pins ponderosa qui s'étend au-delà de la colline. Avec les premières neiges, les hardes commençaient à quitter les montagnes pour rejoindre les vallées, encore vertes. Nous les verrions bientôt disparaître dans la brume matinale qui recouvre la rivière. Au-dessus d'elle, un groupe de femelles et de jeunes canards Arlequin voleraient en formation, suivant le cours d'eau qui, au détour d'une montagne, les conduira à l'océan Pacifique.
Un kilomètre. La brume s'était dissipée et le soleil, maintenant haut, séchait la terre et les herbes. Les collines retrouvaient leur couleur quotidienne, un camaïeu de verts aux reflets gris.

08/09/2009

Montana, 23 aout

Tous les matins, nous avons rendez-vous devant l’épicerie, une maison en bois rouge digne des meilleurs westerns sur laquelle la piste souffle sa poussière. Des pick-ups rouillés toussent devant le porche à l’ endroit même où les chevaux qu’ils ont finalement remplacé auraient étés attachés, cinquante ans plus tôt. Nous remplissons nos bouteilles au robinet du tuyau d’arrosage et sautons dans le 4x4. Alors que le reste de la région est sillonné de routes goudronnées, il a été décidé que cette zone où nous travaillons resterait aussi intacte que possible afin de protéger les deux meutes de loups qui y ont établi leurs territoires. Ainsi, à l’exception des deux pistes caillouteuses que nous empruntons quotidiennement, tout est fait pour limiter l’accès au public.
En route, comme tous les jours, nous croisons les lièvres d’Amérique qui terminent leur nuit. Nous garons la voiture sur le bord du chemin, partageons le matériel et coupons à travers bois vers la prairie. Des feux de forêt ont ravagé la région en 2004, dévalant des montagnes à l’Ouest, brulant la plaine et les souvenirs des feux de 1986. La plupart des arbres sont encore sur pied, étranges sentinelles longilignes et grises comme les cendres, mais de nombreux troncs jonchent le sol et rendent la progression difficile. Le meilleur chemin est souvent celui utilisé par les loups, direct et rapide. Cependant, même s’il nous offre une meilleure vision d’ensemble, notre bipedisme nous complique parfois la tache lorsqu’agit de suivre une piste tracée au cordeau sous les chablis par une meute de quadrupèdes parfaitement adaptés à leur environnement : l’être humain s’est élevé dans les steppes et a du mal à enjamber des enchevêtrements de grumes. Et ce d’autant plus qu’il porte un sac a dos rempli.
A l’orée du bois, nous scannons la prairie avec nos jumelles à la recherche d’un prédateur éventuel. Hier deux oursons se précipitaient au sommet d’un arbre, leur mère invisible mais surement dans les parages. Nous continuâmes notre chemin, qui allait dans la direction opposée, gardant néanmoins un œil sur l’arbre. Aujourd’hui, la voie est claire : pas d’ours en vue et les deux loups équipés d’un collier émetteur ne sont pas ici. A mi-chemin de la zone où nous travaillons, j’aperçois un animal au pelage fauve, que je crois être un cerf, à trois cents mètres, de l’autre cote de la prairie. J’ai à peine le temps de le montrer à Alyson qui me suit qu’il a disparu derrière un bosquet de trembles. Alyson a passe l’été ici et connait bien les animaux qui paissent dans le coin. Celui-là était trop court sur pattes pour être un cerf ou n’importe quel autre ongulé. Un coyote ? Il en avait l’allure mais les coyotes ne s’aventurent pas dans le territoire des loups, au risque de se faire tuer. Un loup ? Elle n’a rien entendu sur la radio mais veut vérifier. Elle n’a pas le temps de sortir l’antenne de son sac à dos que Greg nous interpelle : un loup, gris, a cent mètres, nous fait face. Sur sa droite, un noir, un gris, et derrière eux, un autre loup gris. En comptant le premier que j’avais repéré sans le savoir, cela fait quatre loups à moins de trois cent mètres de nous. Ils ne sont pas agressifs, juste autoritaires, nous bloquant l’accès à leur aire de rendez-vous. Le plus proche est magnifique, c’est un jeune male, massif et à l’air robuste, au pelage en nuances de gris, oreilles triangulaires à l’écoute, une épaisse écharpe de fourrure autour du cou. Il nous observe d’un air sûr mais sans hargne.
Il n’y a aucune raison d’aller travailler au milieu de la meute, aussi nous rebroussons chemin, excités et heureux mais aux aguets. Alyson aperçoit un cinquième, noir, s’éloignant de notre chemin de retour habituel en courant au loin. Nous bifurquons dans la forêt et rejoignons la voiture aussi vite que possible. Une ou deux minutes plus tard, nous sommes en route vers une autre zone que nous espérons plus tranquille. Nous avons à peine fait cinq cents mètres que nous voyons un loup courir dans les bois. Il flotte en silence entre les arbres et disparait derrière une bosse aussi vite qu’il était apparu. Au même moment, une louve blanche surgit d’un taillis, se campe sur ses pattes antérieures et aboie vers nous en battant de la queue, signe d’énervement. Derrière elle, un jeune de l’année, plus petit mais déjà aguerri, observe avec intérêt. Nous ne sommes pas les bienvenus et on nous le fait savoir. Un autre adulte travers la piste derrière nous et nous accompagne sur une centaine de mètres avant de rejoindre le groupe. Nos vitres sont baissées et nous entendons les aboiement résonner dans le crépitement des graviers qui s’éparpillent sous les roues du 4x4.
Nous fuyons sans peur, seulement désireux de laisser les loups aussi tranquilles que possible, mais conscients de ce que nous venons de vivre, nos cœurs battent a toute allure. Un peu plus loin, les lièvres d’Amérique commencent leur journée.

01/09/2009

Du Maine au Montana, 17-20 août

Nous avons quitté Bremen le lundi, après avoir enregistré la voiture, vissé les nouvelles plaques d’immatriculation et dit au revoir à ceux qui n’étaient pas partis. Nous laissions les côtes boisées du Maine pour, j’espérais, les montagnes escarpées du Montana. Mon plan était de traverser tout le Nord-Est jusqu’au Canada, repasser la frontière US avec un permis de tourisme de trois mois, longer les grands lacs au plus près et filer à travers les Grandes Plaines du Nord jusqu’aux Rocheuses. Là, je devais retrouver ma superviseur le mercredi, devant l’épicerie du village, une clairière au bout d’une piste en graviers, dans l’immensité de la forêt nord-américaine. De notre côté, une Subaru Legacy break et verte achetée trois jours plus tôt à Belfast. Contre nous 2600 miles à faire en trois jours. Plutôt impossible.
Alors nous avons roulé. Descendus de Portland à Boston, remontés sur Albany puis visé plein Ouest vers Buffalo et Niagara Falls. L’Interstate 90 ouvrait une brèche béante que nous suivions à travers les forêts des Etats du Nord-Est. Ces terres autrefois déboisées s’étaient peu à peu recouvertes, au fur et à mesure que les villes attiraient dans leurs faubourgs les générations successives de fermiers.
Même forêts, même routes à quatre voies et leurs flots de 4x4 rutilants, même villes-araignées qui étendent leur toile de zones commerciales en quartiers résidentiels, le passage au Canada ne présenta rien d’exceptionnel, à part le retour au système métrique. Après trois heures de route entre le lac Erie et le Lac Huron, une heure de débats avec un douanier zélé qui faillit refuser l’entrée à Juliet dans son propre pays parce que son passeport avait moisi lors d’un précédent voyage au Mozambique, nous rejoignions le Michigan et les Etats-Unis.
Nous passâmes Chicago de nuit et Minneapolis sous la pluie. La radio annonçait des tornades dans le Sud de l’Etat. Entre les deux villes, nous traversâmes les forêts du Wisconsin où jusqu’en 1914 plus de cent trente millions de pigeons migrateurs venaient nicher chaque été. Victime de la chasse et de la modification de son environnement, l’espèce est aujourd’hui éteinte. Seuls une statue et le panneau explicatif d’une aire d’autoroute rendent compte de l’extinction. Un peu plus loin, au dessus des premières plaines du Dakota du Nord, planait un autre spectre : celui des milliers de bisons qui effectuaient leur migration estivale vers les grands steppes du Nord. Ils avançaient progressivement, suivant la fonte des neiges et la poussée de l’herbe. Plus que la chasse, (et aussi surprenant que cela puisse paraitre à première vue) c’est l’élevage qui faillit causer leur perte. En enfermant leurs troupeaux dans des ranchs démesurés, les propriétaires (souvent plus banquiers que fermiers) tirèrent un trait hérissé de barbelés sur leurs routes de migration. De nos jours, ce sont les autoroutes qui ajoutent de nouvelles barrières à la prairie en y déroulant leurs rubans noirs.
Au loin, les premiers contreforts des rocheuses brillaient sous le soleil. Nous suivions la vallée de la rivière Yellowstone, la laissâmes bifurquer vers le Sud et continuâmes vers l’Ouest. Apres une longue descente, Missoula apparut dans une plaine entourée de montagnes pelées.
Le lendemain, je déposai Juliet et continuai ma route vers ma destination finale, plus au Nord. J’arrivai le vendredi soir. Je tournai la clef, la voiture toussa un peu dans le nuage de poussière qu’elle venait de soulever et s’arrêta. Elle au violon, lui à l’accordéon, un couple jouait sous l’ombre d’un arbre. 3200 miles. Un jour de retard. Pas si mal.

13/08/2009

Eastern Egg Rock, 27 juillet

Juliet, emmitouflée dans son sweat à capuche aux couleurs des Red Sox, éteint la radio. Les Bostoniens viennent de perdre. Mauvaise journée. L’orage a éclaté vers dix heures, juste après que nous ayons placé les caisses en bois qui nous servent à piéger les macareux. La matinée avait pourtant bien commencé : à six heures, le brouillard s’évaporait et les dernières couleurs du lever de soleil donnaient une teinte rosée aux blocs de granite. Les rayons obliques pénétraient dans les terriers et les oiseaux en sortaient, l’un après l’autre. Le va et vient entre l’océan et l’ile commençait.

Sandy me rejoint à mon poste d’observation : il lui restait un macareux à photographier avant de quitter l’ile dans l’après-midi. Photographe amateur, il profite de sa retraite pour aider le projet en tirant le portrait des macareux qui ont été adoptés à travers le programme "Adopt A Puffin". Celui qu’il cherchait, bague T (lettre noire sur fond blanc) à la patte gauche, n’a pas niché cette année, mais il apparait parfois dans la colonie, près de son ancien terrier. L’oiseau se déplace en sautant parmi les rochers, et j’entends le clic de l’obturateur qui le poursuit.
Juste après que Sandy m’ait quitté, une averse se détacha sur l’horizon : le rideau sombre de la pluie avançait en écrasant les vagues. Un bateau de pêche qui tentait de le prendre de course fut rapidement rattrapé et avalé par la gueule béante de l’orage. Quelques minutes plus tard, l’averse fouettait la cote ouest de l’ile. Les oiseaux, habitués des tempêtes hivernales, s’accroupirent face au vent et tournèrent la tête d’un air stoïque, le bec sous l’aile. Les gouttes de pluies glissaient sur leurs plumes et tombaient à leur côté.
Nous avons passé l’après-midi à l’intérieur, à l’abri de notre cabane de bois qui nous sert de cuisine, bureau, salle à manger, atelier ou local de rangement selon les jours et selon le temps. Paul, jeune artiste anglais en résidence, nous raconte ses aventures sur les falaises écossaises où il passe la plupart de son temps. Sandy décrit la traversée du canal de Panama en voilier, dans l’étrave d’un tanker chilien. Lizzie nous réchauffe pour un temps en nous baignant dans l’étouffante chaleur de l’été australien ; Juliet nous emmène au cœur de la luxuriante forêt panaméenne, découvrant derrière un mur d’arbres gigantesques et morts un désert de sable et de pierres, témoignage oublié des tests de l’agent orange en cours de création, quarante ans plus tôt. Je parle des périples passés et à venir. Chacun y va de son histoire, donnant plus de détails que sa mémoire n’en contient vraiment. Entre toutes, intactes, ce sont celles à venir qui font le plus rêver. L’averse, qui s’est transformée en orage, scelle notre destin pour l’après-midi et remet à demain le départ de nos hôtes.

Il est dix heures du soir, je ferme la porte de la cabane et pars rejoindre ma tente. Les nuages ont disparu et les étoiles recouvrent l’ile. Une étoile filante raye le ciel ; bientôt la fin de l’été.


20/07/2009

Stratton, 11 juillet

Je ferme la page, laisse le héros a l’hôpital américain de Milan et me retrouve sur la plage de galets où j’ai commence l’après-midi. Un groupe de Petites Sternes (Sterna antillarum) passe au-dessus de moi sans me voir. Elles volent contre le vent et je les vois battre des ailes avec force, lentement. Celle qui a un poisson dans le bec quitte le groupe d’un coup d’aile et se laisse emporter par une rafale au-delà d’un buisson. Je l’ai perdue de vue mais la sais en train d’appeler son petit, petite boule blanche sur la plage de sable gris. Il est six heures du soir. Il faut que j’aille faire le relevé météo.

8h20. Le soleil vient de se coucher au-dessus du continent. Les sternes font une dernière ronde avant de retrouver leur plage. Un groupe d’ibis (Plegadis falcinellus) rejoint l’étang qui sépare la héronnière du reste de l’île. Quelques cormorants à aigrettes (Phalacrocorax auritus) passent, le cou tendu, volant au ras de l’eau. Les couleurs des oiseaux se perdent dans la lumière qui diminue ; ils ne sont bientôt plus que des silhouettes sombres qui frôlent l’horizon.

Stratton est située dans la baie de Saco, une demi-heure au Sud de Portland. Posée à l’embouchure de la Nonesuch River, un peu plus de deux kilomètres au large de Prout’s Neck, elle appartenait à un obscur colon anglais qui y avait installé, au XVIIieme siècle, sa ferme, son verger et un troupeau de moutons. De la ferme, il ne reste qu’un mur de pierres autour du verger ; les pommiers, qui n’ont pas été taillés depuis, abritent la colonie d’échassiers entre leurs vieilles branches. Quant aux moutons, ils seraient les bienvenus pour limiter la propagation des buissons de framboisiers et de crucifères qui ont pris d’assaut l’ancienne prairie. Mais ce n’est pas à l’ordre du jour : l’île a été rachetée en 1986 et transformée en refuge pour la faune sauvage. C’est là la « chance » de Stratton : sa conservation est financée par les dons de la Société Naturaliste de Prouts Neck, une étrange collection d’ornithologues amateurs, acteurs en vacances, millionnaires en polo blanc héritiers de fortunes amassées grâce au pétrole et aux voitures, qui se sont pris de passion pour cette île afin de pimenter leurs ennuyeuses journées de rentiers, entre deux parties de tennis. Mais ils nous laissent utiliser les douches du Yacht Club et nous apportent des tartes, alors…

08/07/2009

Jenny Island, 5 juillet

Ma rencontre avec Jenny a été très brève - on peut dire que l'on s'est juste croisés - mais je garderai un très bon souvenir d'elle.

J’avais quitté Matinicus et la haute mer le jour précédent, et le retour au continent m’avait plus fatigué que le mois passé à côté de la corne de brume : le monde, les voitures, les touristes, la montre et l’agenda ne m’avaient pas manqués. Je me levais le matin avec un mal de tête carabiné. Nous prîmes la route vers neuf heures après un coup de fil de la maison. Je m’endormis rapidement entre deux bras de mer, et me réveillai avec la douce voix du GPS qui nous sommait de prendre la première route. Jeff nous attendait près du bateau. Carrure de joueur de football américain, barbu, une vieille casquette visée sur ses cheveux longs, il nous accueillit en souriant.

Nous transbordons les sacs de provision et l’eau de la voiture au zodiac et filons sur la baie. Un peu plus loin, Jenny, jupe grise et haut en camaïeux de vert, nous attend elle aussi. Nous accostons à son côté. A peine ais-je posé pied à terre que sa garde rapprochée m’attaque : nous vivons au milieu d’une colonie de sternes communes. Heureusement, les territoires sont bien distincts : à nous le milieu de l’île, étendue herbacée d’où émergent les capitules fanés des grandes berces et, parmi elles, notre campement ; à elles, les rochers de la plage et la bande de un ou deux mètres qui fait la transition entre pierres et plantes.

Une île d’un hectare, quelques centaines de sternes, deux biologistes. Le décor est planté, reste l’atmosphère. Le continent et ses nombreux bras nous entourent en un seul horizon. Sur l’arc de cercle nord (de l’ouest au sud-est), les courbes de la côte, où l’océan rencontre les granites affleurants, sont surmontées de la ligne en dent de scie des conifères. Au sud, l’océan s’ouvre entre deux îles. Autour de nous, le crépitement des poussins qui interpellent leurs parents rappellent le crissement des criquets dans l’herbe grillée de juillet. Et au-dessus de nous, les nuages et leur pluie qui tombe sans cesse. Bienvenue sur Jenny Island.

Hier, pour le 4 juillet, commémoration de la déclaration d’indépendance des Etats-Unis, le soleil apparut et nous permit de travailler un peu. Apres trois heures d’observation des aller-retours des parents au nid, le bec chargé de poissons dans un sens et vide dans l’autre, et des bonds des poussins qui se pressent, s’agitent et courent en tous sens pour recevoir un poisson aussi grand qu’eux qu’ils avaleront d’un trait, nous commencions à mesurer la croissance des jeunes lorsque l’orage est arrivé. En deux minutes, des trombes d’eaux s’abattaient sur nous ; en cinq minutes, les éclairs illuminaient les nuages et la grêle venait frapper l’île ; en dix minutes, tout était fini. Le soir même, nous regardions les feux d’artifice enflammer l’horizon.

Ce soir, nous profitons du coucher de soleil, silencieux. Je regarde un vol de moucherons danser dans la lumière rouge. De l’autre côté, la lune, presque pleine, se lève. A sa droite, des retardataires craquent leurs derniers feux d’artifices. Bienvenue sur Jenny Island.



30/06/2009

12 juin, Matinicus Rock

Il y a quelque chose que l'on omet dans les récits de voyage : la lourde responsabilité du voyageur qui doit raconter ses périples. Car il semble que ce soit ce qui légitime ses aventures aux yeux de ceux qui restent. Que tu voyages, soit, mais on veut que tu nous racontes.

Voyager n'est pas difficile, il suffit de se laisser porter par la curiosité, ce courant d'extase qui charrie celui qui voyage. Mais il faut pouvoir raconter, décrire avec précision, se souvenir des détails qui donnent son réalisme au récit ; le claquement des vagues contre les rochers lorsque la marée monte, alors que le macareux pressé de retrouver son œuf les frôle en battant des ailes ; la parade des sternes qui, baissant leurs ailes pour s'en faire une robe d'argent, tournent autour de l'élue, un hareng encore frétillant dans le bec ; ou le rouge profond des guillemots à miroir qui cherchent les crustacés les plus chatoyants pour donner de la couleur à leurs joyaux écarlates : leurs pattes et l'intérieur de leur bec. Et en fond, le ressac de la mer, les cris des sternes, le grondement des petits pingouins, et, toutes les quinze secondes, la corne de brume qui ne sait pas faire la différence entre le brouillard et le ciel clair, entre le jour et la nuit, et sonne sans arrêt, de peur de se tromper.

Hier après-midi, j'étais d'observation des sternes arctiques (Sterna paradisea) sur la crête de l'île, un amas de granite parfois recouvert d'herbe où les oiseaux aiment faire leur nid. Celui qui marche là-bas doit faire attention de ne pas mettre le pied dessus. Les parents ne manquent pas de vous le rappeler en vous attaquant en piqué : une casquette doublée de carton est recommandée. Je portais avec moi un petit poste d'affut, indispensable, qui, une fois posé, me fera ressembler à une pierre parmi les pierres. Les oiseaux sont plus inquiétés par un prédateur en chair et en os que par une structure en bois recouverte de toile de jute, même battant au vent.

Vers cinq heures et demie, ayant fini ma lecture (des bagues de huit ou neuf chiffres, ou deux lettres et deux chiffres), je tournai mon télescope vers l'océan, au-delà des falaises. Au premier plan, les eiders (Somateria mollissima), très classiques, lui, veste noire et blanche relevée par un loup vert de gris, elle, robe marron ornée d'éclats de beige, plongent l'un après l'autre dans l'écume des vagues. Un peu plus loin, un groupe de guillemots (Cepphus grylle) refait surface, dérangeant deux macareux (Fratercula arctica) qui entretenaient leur affection commune en se cognant le bec, encore multicolore en cette fin de saison des amours. Bientôt, les pépiements du premier poussin sonneront le glas de cette douce période de tranquillité et tous les oiseaux commenceront une série de va et vient ininterrompue entre la mer et l'île. Plus haut, près de l'horizon, au-delà des dernières bouées, une autre danse, toute aussi frénétique, mais autrement plus gracieuse, est interprétée avec brio par les pétrels tempête (Oceanites oceannicus).Hélas, comme pour beaucoup de spectacles, le spectateur de base n'a pas la meilleure place. Ici pas de poteau pour cacher la scène : la représentation compte des centaines d'interprètes et les planches bleutés s'étendent à perte de vue. Ce qui rend les bonnes places inaccessibles n'est pas leur prix mais leur rareté : elles sont inexistantes. Depuis le siège, à l'œil nu, on ne voit rien, alors, comme à la pastorale, on s'accommode, on sort les jumelles. Ce n'est guère mieux mais les danseurs apparaissent, petites puces sombres sautant entre les vagues. Finalement, à travers l'œil puissant de mon Leica, les pétrels gagnent en netteté et en prestance. Je les vois, pas plus gros qu'une tête d'épingle, tournoyer entre les vagues, battant des ailes ou planant, effectuer un virage serré. Soudain, les plumes de la queue en éventail, dévoilant un bandeau blanc, unique fantaisie de leur costume, ils posent leurs pattes sur l'eau et commencent, clou de leur spectacle, leur morceau de claquettes. Les ailes grandes ouvertes pour profiter du souffle de la houle, ils marchent sur l'eau en voletant, à la recherche d'une proie.

Diminuant le zoom de mon télescope, je les vois, chacun affairé à la bonne réalisation de sa chorégraphie ; sépares d'une cinquantaine de mètres, ils sont des centaines. Un peu plus tard, nous les estimerons à plus d'un millier. Et le soir venu, chaque couple regagnera sa loge, un terrier entre les racines, quelque part sur une île du Golfe du Maine.

16 mai, Seal Island

La traversée dura deux heures et demie. Derrière nous, la barque glissait avec élégance sur les vagues qui venaient de nous secouer. L'étrave du Fluke ("Coup de chance"), un 10 m que notre pilote utilisait pour la pêche au homard, lui traçait la route entre les creux. Je venais de lire "Le vieil homme et la mer" que Christophe m'avait prêté a Washington ; j'imaginais la barque tirée par l'espadon, zigzaguant entre les bouées des cages à homard rivées au sol par quelques dizaines de mètres de fond.

Une vague se brise sur notre proue et asperge le pont, l'équipage et les bagages. Les sacs étanches n'auront pas été inutiles. Les quatre bouteilles de gaz qui passeront la saison là-bas profitent des coups de roulis qui nous déstabilisent pour tenter une sortie. John avait raison de nous faire attendre une journée de plus avant de partir ; si nous avions embarqué à la date prévue, elles auraient valsé avec les jerrycans d'eau. Cent cinquante litres d'eau potable, quatre bouteilles de propane, une centaine de kilos de provisions, boites de conserve de toutes sortes, café, thé, riz, pâtes et légumes, fruits, ingrédients pour pancakes, sirop d'érable, six télescopes et trépieds, l'anémomètre, les radios et le téléphone satellite, et un ou deux kilos de livres s'entassent près de la poupe. Derrière la barque, le brouillard efface le continent.

Deux jours plus tôt, j'embarquai à bord d'une autre embarcation, un de ces bus Greyhound qui sillonnent les routes américaines, reliant rapidement les capitales comme les petites villes. Je passai de New-York City (quelques millions d'habitants) à Damariscota, Maine (2000 hab.). Dans le métro qui m'emmenait à Port Authority, la gare routière, les visages endormis et les yeux clos reflétaient la dure condition des ouvriers new-yorkais. Plus qu'une cheville ouvrière, c'est un véritable mécanisme d'engrenages, cliquets, rouages et ressorts qui fait fonctionner la Grosse Pomme mécanique. Alors que nous la quittions, la ville émergeait d'une nouvelle nuit blanche. Brooklyn somnolait, Broadway s'éveillait, Times Square et la 42eme rue luisaient encore, toujours, de leurs infatigables ampoules.

Un creux plus profond que les autres renvoie danser les bouteilles de gaz. Un pas de deux et la vague qui suit les remet à leur place et asperge le pont. Nous nous abritons sous le toit de la cabine. Nous sommes cinq : John, le capitaine, pêcheur de homard, ornithologue passionné et convoyeur de personnes et de matériel pour les îles ; Matt, du Mississippi, et Lauren, du Michigan, superviseur et co-superviseur de l'île ; Maki, étudiante japonaise en Master, recroquevillé contre la porte de la cabine, s'accrochant à un bout de gingembre, son remède contre le mal de mer ; et moi, au chaud contre la cheminée du moteur.

Je tournai la tête et l'île apparut. Seal Island NWR, pour National Wildlife Refuge, ancienne cible des pilonnages de l'US Navy lors de ses entrainement d'après-guerre. Depuis les années 1970 et sa protection, l'île regorge à nouveau d'oiseaux, de phoques, de bombes et de l'arsenic qui en provient. Les oiseaux de mer en ont fait leur pied à terre et s'y reproduisent pendant l'été ; pour les passereaux, très présents en ce début de printemps, c'est une halte providentielle sur leur route de migration. Nous accostons tranquillement sur les rochers polis d'une plage abritée ; et une nouvelle dance commence. Ceux qui sont restés sur le pont transbordent les sacs et le matériel sur la barque, John fait la navette jusqu'à la plage et nous les portons à la cabane, à cent mètres. Un colibri rubis nous passe entre les jambes et file en vrombissant vers la mer.

Le Project Puffin pour lequel je travaille (de l'anglais Atlantic Puffin, macareux moine, Fratercula arctica) a été lancé en 1973, à l'initiative de Steve Kress, biologiste à la National Audubon Society. Steve venait de tenter une première mondiale : réimplanter une espèce disparue en déplaçant les jeunes quelques semaines avant leur envol. D'abord exploités pour leurs œufs puis pour leurs plumes, les populations de macareux avaient entièrement disparues du Golfe du Maine dès la première moitié du 20ème siècle. Pariant sur le fait que les individus retournent sur leur lieu de naissance pour s'y reproduire, Steve installa des poussins capturés sur les falaises de Terre-Neuve dans des terriers creusés pour l'occasion sur l'île d'Eastern Egg Rock. Ne quittant l'abri de leur terrier que quelques jours avant de s'envoler, les macareux avaient peu de chance de connaitre leur Terre-Neuve natale. Le Project Puffin pouvait commencer. A ceux qui lui demandaient pourquoi travailler avec une espèce commune et présente en très grand nombre un peu plus au Nord, Steve Kress et ses collègues expliquaient que c'est justement parce qu'elle n'est pas encore en danger qu'il faut tenter ce genre d'expérience, pour pouvoir, s'il elle s'avérait concluante, l'appliquer plus tard à des espèces menacées. Et parce qu'une fois que les macareux seront en danger, il sera probablement trop tard pour agir.

Cependant, les étés passèrent et les nouveaux adultes tardaient à arriver. Certains avaient été vus, arrivant de l'océan, volant autour de l'île puis repartant sans s'être jamais posés, sans avoir jamais cessé de battre des ailes. Pourtant, le 4 juillet 1980, un des chercheurs vit un adulte arriver depuis l'océan, voler autour de l'île et, finalement, se poser sur un rocher. Le bec débordant de poissons, il scruta l'horizon en trois coups de tête et s'engouffra entre deux pierres. Deux secondes plus tard, il était dehors, le bec vide. Sept ans après le début de l’expérience, ce dont les biologistes n'osaient même plus parler entre eux par peur d'augmenter leur désespoir venait de se produire : un macareux nichait sur l'île.

Depuis, la technique a évolué : plus d'une centaine de poussins ont été déplacés, des leurres en bois, des miroirs puis des haut-parleurs reproduisant le son d'une colonie furent placés sur l'île. Les macareux, comme la plupart des animaux, se sentent plus en sécurité parmi des bouts de bois à leur image que seuls sur leur rocher : même immobile, une colonie nombreuse est gage de nourriture. Aujourd'hui les macareux sont présents sur trois îles du Golfe du Maine autrefois décimé. La même technique a été appliquée aux sternes arctiques et aux petits pingouins. Ce sont au total sept îles qui ont été repeuplées ces vingt dernières années.

Sur Seal, dès demain, nous nous occuperons des macareux, des petits pingouins et des sternes. Nous éparpillerons les postes d'observation, préparerons les enclos, vérifierons les terriers et les bagues.

John, qui a un cousin dans les Cévennes, sifflote du Brassens en ramant vers son bateau. Bientôt, il nous laissera à notre radeau et naviguera en père peinard, sur la grand mare des canards.