30/06/2009

12 juin, Matinicus Rock

Il y a quelque chose que l'on omet dans les récits de voyage : la lourde responsabilité du voyageur qui doit raconter ses périples. Car il semble que ce soit ce qui légitime ses aventures aux yeux de ceux qui restent. Que tu voyages, soit, mais on veut que tu nous racontes.

Voyager n'est pas difficile, il suffit de se laisser porter par la curiosité, ce courant d'extase qui charrie celui qui voyage. Mais il faut pouvoir raconter, décrire avec précision, se souvenir des détails qui donnent son réalisme au récit ; le claquement des vagues contre les rochers lorsque la marée monte, alors que le macareux pressé de retrouver son œuf les frôle en battant des ailes ; la parade des sternes qui, baissant leurs ailes pour s'en faire une robe d'argent, tournent autour de l'élue, un hareng encore frétillant dans le bec ; ou le rouge profond des guillemots à miroir qui cherchent les crustacés les plus chatoyants pour donner de la couleur à leurs joyaux écarlates : leurs pattes et l'intérieur de leur bec. Et en fond, le ressac de la mer, les cris des sternes, le grondement des petits pingouins, et, toutes les quinze secondes, la corne de brume qui ne sait pas faire la différence entre le brouillard et le ciel clair, entre le jour et la nuit, et sonne sans arrêt, de peur de se tromper.

Hier après-midi, j'étais d'observation des sternes arctiques (Sterna paradisea) sur la crête de l'île, un amas de granite parfois recouvert d'herbe où les oiseaux aiment faire leur nid. Celui qui marche là-bas doit faire attention de ne pas mettre le pied dessus. Les parents ne manquent pas de vous le rappeler en vous attaquant en piqué : une casquette doublée de carton est recommandée. Je portais avec moi un petit poste d'affut, indispensable, qui, une fois posé, me fera ressembler à une pierre parmi les pierres. Les oiseaux sont plus inquiétés par un prédateur en chair et en os que par une structure en bois recouverte de toile de jute, même battant au vent.

Vers cinq heures et demie, ayant fini ma lecture (des bagues de huit ou neuf chiffres, ou deux lettres et deux chiffres), je tournai mon télescope vers l'océan, au-delà des falaises. Au premier plan, les eiders (Somateria mollissima), très classiques, lui, veste noire et blanche relevée par un loup vert de gris, elle, robe marron ornée d'éclats de beige, plongent l'un après l'autre dans l'écume des vagues. Un peu plus loin, un groupe de guillemots (Cepphus grylle) refait surface, dérangeant deux macareux (Fratercula arctica) qui entretenaient leur affection commune en se cognant le bec, encore multicolore en cette fin de saison des amours. Bientôt, les pépiements du premier poussin sonneront le glas de cette douce période de tranquillité et tous les oiseaux commenceront une série de va et vient ininterrompue entre la mer et l'île. Plus haut, près de l'horizon, au-delà des dernières bouées, une autre danse, toute aussi frénétique, mais autrement plus gracieuse, est interprétée avec brio par les pétrels tempête (Oceanites oceannicus).Hélas, comme pour beaucoup de spectacles, le spectateur de base n'a pas la meilleure place. Ici pas de poteau pour cacher la scène : la représentation compte des centaines d'interprètes et les planches bleutés s'étendent à perte de vue. Ce qui rend les bonnes places inaccessibles n'est pas leur prix mais leur rareté : elles sont inexistantes. Depuis le siège, à l'œil nu, on ne voit rien, alors, comme à la pastorale, on s'accommode, on sort les jumelles. Ce n'est guère mieux mais les danseurs apparaissent, petites puces sombres sautant entre les vagues. Finalement, à travers l'œil puissant de mon Leica, les pétrels gagnent en netteté et en prestance. Je les vois, pas plus gros qu'une tête d'épingle, tournoyer entre les vagues, battant des ailes ou planant, effectuer un virage serré. Soudain, les plumes de la queue en éventail, dévoilant un bandeau blanc, unique fantaisie de leur costume, ils posent leurs pattes sur l'eau et commencent, clou de leur spectacle, leur morceau de claquettes. Les ailes grandes ouvertes pour profiter du souffle de la houle, ils marchent sur l'eau en voletant, à la recherche d'une proie.

Diminuant le zoom de mon télescope, je les vois, chacun affairé à la bonne réalisation de sa chorégraphie ; sépares d'une cinquantaine de mètres, ils sont des centaines. Un peu plus tard, nous les estimerons à plus d'un millier. Et le soir venu, chaque couple regagnera sa loge, un terrier entre les racines, quelque part sur une île du Golfe du Maine.

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