30/06/2009

16 mai, Seal Island

La traversée dura deux heures et demie. Derrière nous, la barque glissait avec élégance sur les vagues qui venaient de nous secouer. L'étrave du Fluke ("Coup de chance"), un 10 m que notre pilote utilisait pour la pêche au homard, lui traçait la route entre les creux. Je venais de lire "Le vieil homme et la mer" que Christophe m'avait prêté a Washington ; j'imaginais la barque tirée par l'espadon, zigzaguant entre les bouées des cages à homard rivées au sol par quelques dizaines de mètres de fond.

Une vague se brise sur notre proue et asperge le pont, l'équipage et les bagages. Les sacs étanches n'auront pas été inutiles. Les quatre bouteilles de gaz qui passeront la saison là-bas profitent des coups de roulis qui nous déstabilisent pour tenter une sortie. John avait raison de nous faire attendre une journée de plus avant de partir ; si nous avions embarqué à la date prévue, elles auraient valsé avec les jerrycans d'eau. Cent cinquante litres d'eau potable, quatre bouteilles de propane, une centaine de kilos de provisions, boites de conserve de toutes sortes, café, thé, riz, pâtes et légumes, fruits, ingrédients pour pancakes, sirop d'érable, six télescopes et trépieds, l'anémomètre, les radios et le téléphone satellite, et un ou deux kilos de livres s'entassent près de la poupe. Derrière la barque, le brouillard efface le continent.

Deux jours plus tôt, j'embarquai à bord d'une autre embarcation, un de ces bus Greyhound qui sillonnent les routes américaines, reliant rapidement les capitales comme les petites villes. Je passai de New-York City (quelques millions d'habitants) à Damariscota, Maine (2000 hab.). Dans le métro qui m'emmenait à Port Authority, la gare routière, les visages endormis et les yeux clos reflétaient la dure condition des ouvriers new-yorkais. Plus qu'une cheville ouvrière, c'est un véritable mécanisme d'engrenages, cliquets, rouages et ressorts qui fait fonctionner la Grosse Pomme mécanique. Alors que nous la quittions, la ville émergeait d'une nouvelle nuit blanche. Brooklyn somnolait, Broadway s'éveillait, Times Square et la 42eme rue luisaient encore, toujours, de leurs infatigables ampoules.

Un creux plus profond que les autres renvoie danser les bouteilles de gaz. Un pas de deux et la vague qui suit les remet à leur place et asperge le pont. Nous nous abritons sous le toit de la cabine. Nous sommes cinq : John, le capitaine, pêcheur de homard, ornithologue passionné et convoyeur de personnes et de matériel pour les îles ; Matt, du Mississippi, et Lauren, du Michigan, superviseur et co-superviseur de l'île ; Maki, étudiante japonaise en Master, recroquevillé contre la porte de la cabine, s'accrochant à un bout de gingembre, son remède contre le mal de mer ; et moi, au chaud contre la cheminée du moteur.

Je tournai la tête et l'île apparut. Seal Island NWR, pour National Wildlife Refuge, ancienne cible des pilonnages de l'US Navy lors de ses entrainement d'après-guerre. Depuis les années 1970 et sa protection, l'île regorge à nouveau d'oiseaux, de phoques, de bombes et de l'arsenic qui en provient. Les oiseaux de mer en ont fait leur pied à terre et s'y reproduisent pendant l'été ; pour les passereaux, très présents en ce début de printemps, c'est une halte providentielle sur leur route de migration. Nous accostons tranquillement sur les rochers polis d'une plage abritée ; et une nouvelle dance commence. Ceux qui sont restés sur le pont transbordent les sacs et le matériel sur la barque, John fait la navette jusqu'à la plage et nous les portons à la cabane, à cent mètres. Un colibri rubis nous passe entre les jambes et file en vrombissant vers la mer.

Le Project Puffin pour lequel je travaille (de l'anglais Atlantic Puffin, macareux moine, Fratercula arctica) a été lancé en 1973, à l'initiative de Steve Kress, biologiste à la National Audubon Society. Steve venait de tenter une première mondiale : réimplanter une espèce disparue en déplaçant les jeunes quelques semaines avant leur envol. D'abord exploités pour leurs œufs puis pour leurs plumes, les populations de macareux avaient entièrement disparues du Golfe du Maine dès la première moitié du 20ème siècle. Pariant sur le fait que les individus retournent sur leur lieu de naissance pour s'y reproduire, Steve installa des poussins capturés sur les falaises de Terre-Neuve dans des terriers creusés pour l'occasion sur l'île d'Eastern Egg Rock. Ne quittant l'abri de leur terrier que quelques jours avant de s'envoler, les macareux avaient peu de chance de connaitre leur Terre-Neuve natale. Le Project Puffin pouvait commencer. A ceux qui lui demandaient pourquoi travailler avec une espèce commune et présente en très grand nombre un peu plus au Nord, Steve Kress et ses collègues expliquaient que c'est justement parce qu'elle n'est pas encore en danger qu'il faut tenter ce genre d'expérience, pour pouvoir, s'il elle s'avérait concluante, l'appliquer plus tard à des espèces menacées. Et parce qu'une fois que les macareux seront en danger, il sera probablement trop tard pour agir.

Cependant, les étés passèrent et les nouveaux adultes tardaient à arriver. Certains avaient été vus, arrivant de l'océan, volant autour de l'île puis repartant sans s'être jamais posés, sans avoir jamais cessé de battre des ailes. Pourtant, le 4 juillet 1980, un des chercheurs vit un adulte arriver depuis l'océan, voler autour de l'île et, finalement, se poser sur un rocher. Le bec débordant de poissons, il scruta l'horizon en trois coups de tête et s'engouffra entre deux pierres. Deux secondes plus tard, il était dehors, le bec vide. Sept ans après le début de l’expérience, ce dont les biologistes n'osaient même plus parler entre eux par peur d'augmenter leur désespoir venait de se produire : un macareux nichait sur l'île.

Depuis, la technique a évolué : plus d'une centaine de poussins ont été déplacés, des leurres en bois, des miroirs puis des haut-parleurs reproduisant le son d'une colonie furent placés sur l'île. Les macareux, comme la plupart des animaux, se sentent plus en sécurité parmi des bouts de bois à leur image que seuls sur leur rocher : même immobile, une colonie nombreuse est gage de nourriture. Aujourd'hui les macareux sont présents sur trois îles du Golfe du Maine autrefois décimé. La même technique a été appliquée aux sternes arctiques et aux petits pingouins. Ce sont au total sept îles qui ont été repeuplées ces vingt dernières années.

Sur Seal, dès demain, nous nous occuperons des macareux, des petits pingouins et des sternes. Nous éparpillerons les postes d'observation, préparerons les enclos, vérifierons les terriers et les bagues.

John, qui a un cousin dans les Cévennes, sifflote du Brassens en ramant vers son bateau. Bientôt, il nous laissera à notre radeau et naviguera en père peinard, sur la grand mare des canards.

2 commentaires:

  1. Toujours autant de bonheur de te lire mon Ami.
    J'espère que toutes tes aventures se passent bien et si tu as quelques photos à mettre, n'hésite surtout pas, que l'on puisse partager toutes ces belles images que tu nous inspires avec tes textes!
    A bientôt jeune "Manolin"

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  2. C'est cool!!! tu t'occupes des oiseaux!!!
    Une fois j'en avais vu un avec une patte cassée et ma mère elle l'avait amené au véto pour qu'il le soigne, et après on l'avait trouvé dans une poubelle qui sentait pas bon.
    Have fun
    Daverre

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